Depuis deux jours que je suis à Kyoto, j’ai une sensation
très étrange, celle de marcher dans Fûdo, les 5 paysages panoramiques que j’ai
construit pendant 2 ans après mon premier court séjour japonais. Lorsque je
marchais dans Kyoto, pendant ce premier séjour je ne savais pas que j’allais
réaliser ces paysages, et je prenais en photo les jeunes japonaises et japonais
pendant que mon esprit regardait autre chose.
Les portes des maisons, les palissades de bois et de
bambous, les trottoirs minutieusement longés de lignes de galets, les rigoles
entre les maisons, les étagères de bonzaïs devant les portes, les portes et les
fenêtres coulissantes, les stores, les kakemonos de couleur, la mousse dans les
jardins, le sable et le gravier fin des bordures, la façon dont tout est séparé
en strates, le bois, la pierre, la mousse, les toits en ardoise, on a
l’impression de marcher dans un monde reconstruit.
Je comprends aujourd’hui pourquoi je me suis attaché à
reconstruire patiemment ce curieux monde urbain qui ressemble toujours aux
estampes d’Hokusai avec un vent futuriste.
Heureusement que j’ai fait ce travail car si je ne l’avais
pas réalisé, c’est exactement la même chose que je voudrais refaire
aujourd’hui.
lien vers FUDO
Pour l’instant rien de nouveau ne me vient en tête et je repasse
dans ma tête le travail mental dans lequel je m’étais plongé pendant ces deux
années.
Du coup tout ce que je vois me fascine doublement comme si
je retrouvais dans le réel un monde imaginaire.
Hier, la journée a été calme j’ai déjeuné avec le directeur
et B., puis je suis revenu par les ruelles jusqu’à l’Institut.
Derrière l’institut il y a un quartier avec de minuscules
ruelles, comme il y en a partout dans la ville, on a l’impression d’être dans
un vieux quartier de Shanghai, mais dans un style japonais, en bois, tout est
net et minuscule, il y a des petits bassins devant les maisons, des petites
portes, des petits arbres… et malgré la promiscuité un silence absolu, on se
demande ce que font tous ces gens dans leur maison, comme s’ils flottaient sur
leur tatamis, on n’entend même pas le bruit des baguettes…
Ce matin j’ai déjeuné à l’Institut, en arrivant dans le
hall, on m’a dit vous connaissez Mr Ogachi ?
C’est incroyable car c’était un copain que je voyais souvent
en France (il faisait une maîtrise sur le nouveau roman), qui n’est pas de
Kyoto et qui travaille maintenant dans la bibliothèque de l’Institut. On était
ravi de se retrouver par hasard.
Après le déjeuner j’ai remonté les avenues en direction du
Temple d’Argent, la lumière était orangée et rasante sur le jardin de mousse et
tout est cotonneux.
Je regardais un jardinier agenouillé sur un tapis de mousse
de plusieurs centaines de mètre carré en train de la nettoyer avec une
minuscule pince à épiler en bambous.
Ce monde arrangé et poussé dans les extrémités de la
sophistication et de l’esthétique plonge dans une irréalité très sereine.
J’ai compris que ce qui est montré c’est l’illusion, c’est
parce-qu’ils savent que tout n’est qu’illusion, puisqu’ils sont bouddhistes,
qu’ils la montrent avec autant de force.
Du coup j’ai repensé aux cultures qui croient en l’illusion,
comme l’Inde qui la signifie différemment mais avec la même force.
Elle sait que tout n’est qu’illusion et elle le rappelle en
chaque chose.
On voit bien dans la rue, dans les yeux, dans la façon de
marcher et de vivre que tout le monde le sait.
J’ai pensé que ces pays là avaient en commun d’être
extrêmement calmes, posés et sereins.
Du coup j’ai pensé que nous en Occident qui ne croyons pas
en l’illusion, qui n’y croyons plus peut-être nous prenons tout ce qui est
illusoire pour la réalité.
Et il est pas impossible que notre stress vienne de là. Car
quand on y pense c’est très pénible de prendre des illusions pour la réalité,
car on voit bien que ça marche pas bien.
C’est un combat perdu d’avance, mais nous sommes trop
structurés par l’empire de la raison pour lâcher prise et nous continuons à
avancer en pensant que tout est réel.
On voit bien dans la rue en Occident, qu’on ne le sait pas,
que ce qu’on croit être la réalité n’est pas solide. Et on s’appuie sur des
choses qui bougent et s’évaporent, alors forcément on s’énerve et on se sent
insécurisés…
Les médias disent que c’est à cause de ceci ou de cela, des
histoires de transport, d’argent ou d’heures de travail mais au fond la vraie
raison je crois que c’est ça.
J’ai pensé à cela en marchant et en remontant sur plusieurs
kilomètres le chemin de la Philosophie.
Ca me faisait rire, je reviendrai pour cogiter.
Ces ruelles, sur les collines sont magnifiques, on domine le
centre de Kyoto, et on longe des villas alignés et toutes jolies dans de petits
jardins. De temps à autre sur la droite ou sur la gauche il y a un temple tout
en bois, avec l’encens, les lampions, les lanternes en pierre et les bassins
avec de grosses cuillères de bois.
Je suis repassé dans ma chambre, j’ai mangé puis je suis
reparti dans la nuit à l’assaut de la ville pour remonter sur plusieurs
kilomètres et pénétrer dans mon premier sento.
Les sento sont les bains publics japonais, depuis toujours
les japonais les utilisent plusieurs fois par semaine, moins aujourd’hui.
Ils sont alimentés par des sources chaudes naturelles et il
y en a partout.
Certains sont magnifiques, d’autres rudimentaires comme un
petit hammam de quartier.
Celui-ci était drôle, au fond d’un petit impasse, on se
serait cru dans les années 50, dans l’entrée le propriétaire en socques de bois
se chauffait au dessus d’un poêle à pétrole.
Sur le côté il y a de vieux casiers en bois pour se
déshabiller.
J’ai plongé dans les bains bouillants après m’être savonné
et rincé.
Un vieux japonais voulait savoir d’où je venais, quand il a
compris que j’étais français, ça l’a rendu euphorique et il m’a dit plein de
choses en japonais, puis lorsque je suis parti il m’a dit en s’appliquant au
revoir monsieur.
Après le bain je me suis assis sur un vieux fauteuil en
cuir, comme il y en avait autrefois chez les coiffeurs mais avec des mains
métalliques qui sortent du dossier, lorsqu’on glisse 10 yens (7 cts) dans un
fente les quatre mains s’agitent et massent le dos et les épaules.
Je suis revenu le corps tout fumant et détendu dans les rues fraîches
jusqu’à l’Institut.